ALICE LAKE

Alice Lake ne fait certainement pas partie des actrices qui alimentent encore les conversations du XXIème siècle, que l'on soit cinéphile ou non. C'est bien dommage et bien injuste. Son patrimoine filmé qui subsiste aujourd'hui est de grande qualité voire historique. Il est plus complet et plus fourni que ceux qu'autres glorieuses pionnières telle Theda Bara dont l'essentiel du patrimoine est perdu. Ensuite encore, sa vie privée aurait pu donner matière à au moins vingt cinq mélodrames de son époque.

Comme nombre de futures stars hollywoodiennes, Alice naît à Brooklyn. Nous sommes le 15 Septembre 1894.

Comme dans bien des mélos, la famille d'Alice n'est pas riche. Les temps sont durs mais la demoiselle est jolie. Elle réussit à se faire engager comme danseuse. Les troupes ne sont pas brillantes elle n' a pas de formation. Elle n'est que belle. Tout le monde ignore encore, à commencer par elle même qu'elle a du talent. Ou plus exactement un talent bien rare chez les grandes beautés celui de faire rire. Mais cela c'est pour plus tard.

Un soir qu'elle lève la gambette dans un cabaret enfumé elle est repérée par un de ces hurluberlus qui croient dur comme fer à l'avenir du cinématographe. Un certain Mark Sennett qui, comme plus tard Fellini est persuadé que le cinéma n'a été inventé que pour une seule chose: immortaliser la beauté féminine. Alice n'est pas convaincue mais elle est curieuse. Pourquoi pas? Le cinématographe n'est ni très glorieux ni très bien réputé, mais battre le pavé au milieu d'un régiment de jolies filles devant l'entrée des artistes des théâtres les jours d'audition, est-ce bien glorieux et réputé?

Et puis, pour une fois qu'on lui propose quelque chose!

Alice débute dès 1912 et découvre dès son premier tournage que quelques grandes dames sans doute plus avisées s'adonnent au cinématographe avec énormément de sérieux. Dès sa première bobine elle est confrontée à Clara Kimball Young qui va ouvrir la voie aux grandes fatales emperlées des années 20. Alice Lake resserre d'un cran et s'intéresse d'un peu plus près à cet "art" qui nonobstant le fait qu'un film se tourne en une après midi est peut être annonciateur d'une possibilité de carrière. Et ce n'est rien de le dire.

Deux ans plus tard la guerre éclate en Europe. l'Amérique s'en mêle et les soldats au front consomment autant de films que de munitions. Déjà ils se battent pour la liberté et pour leur actrice préférée Le public de l'époque, civil ou militaire aime  particulièrement voir trois choses au cinéma: De jolies femmes, des enfants maltraités et des comiques. Et parmi eux, le tout grand favori des foules, le ventripotent Roscoe Arbuckle fait figure de très grand favori. Alice a été , presque par hasard sa partenaire, elle s'est entendue comme larrons en foire avec "Fatty" sur le plateau. Sur l'écran elle lui tient la dragée haute et le public adore ce tandem improbable de la délicate oiselle et de l'obèse. Très vite ils forment un team digne des futurs Laurel et Hardy ou Abbott et Costello.

Les recettes explosent. C'est la gloire et même si Alice, comme c'est la réglé gagne moins que son partenaire masculin elle empoche royalement plus de 1.000 dollars par semaine. Une fortune que l'Américain de l'époque est incapable d'imaginer. Pour lui, plus de 1.000 dollars par semaine c'est un concept qui ne fait plus partie des chiffres mais de l'art abstrait. 

Et comme si cela ne suffisait pas, un jour, sur le tournage d'un film avec Roscoe, débarque une très grande star du music hall venue voir "en coup de vent, une heure tout au plus" comment on tourne un film. Son nom: le très illustre Buster Keaton. Buster restera sur le plateau toute la journée, reviendra le lendemain et ne retournera pas au music hall.

Une des plus sensationnelles collaborations de l'histoire du film était née: Buster Keaton et Fatty Arbuckle allaient travailler ensemble et Alice serait de la partie. Evidemment, une aussi jolie femme ne tient pas à servir uniquement de ballon à Fatty qui la pousse avec son ventre rebondi dans tous les coins du décor. Le monde s'extasie déjà sur les très grandes et très fantasques beautés du moment couvertes de perles, d'orchidées et de chinchilla à l'arrière de leurs  limousines.

Alice exige et obtient des rôles sans tartes à la crème!

Des rôles où elle aussi peut se pâmer dans le satin et le lamé pour les beaux yeux d'un bellâtre gominé. Après tout, comme Buster et Fatty, elle est sous contrat chez Paramount. Hélas pour elle, ces films de grande dame sont bien moins rigolos à tourner que les comédies de Buster et Fatty.

Le 9 Septembre 1921, cette belle mécanique céleste va basculer dans l'horreur et sonner le glas définitif d'une période heureuse. Fatty est dans le privé un homme affable et discret pourvu d'une épouse tout à fait charmante. Mais il s'est pris d'amitié pour une jeune actrice à la réputation douteuse même si elle est surnommée "La fille la mieux habillée du cinéma", Virginia Rappe. Virginia, malgré un comportement erratique et d'étranges crises où elle se jette au sol en hurlant et en arrachant ses coûteuses robes a intégré la petite équipe Fatty-Buster-Alice et les rejoindra même sur quelques films.

Mais en ce 9 Septembre, sa mort tragique fait la une de toutes les gazettes, plongeant l'Amérique dans un effroi morbide, Virginia Rappe avait fêté ses 26 ans deux mois plus tôt. Bientôt la rumeur meurtrière, œuvre d'un maître chanteur , Maude Delmont, va s'emparer d'Hollywood, de la presse et du public. Virginia serait morte sous Fatty Arbuckle, morte pendant son viol. Même si l'acteur sera acquitté, blanchi et réhabilité, la rumeur l'aura plus sûrement tué que la chaise électrique.

Au plus fort du scandale, des exploitants de salles brûlaient dans la rue les copies de ses films, plus personne n'aurait imaginé un seul instant pouvoir encore supporter la vue du criminel obèse et pire encore, rire à ses farces. Non seulement la carrière de l'acteur est instantanément terminée mais le scandale va marquer la fin des années folles hollywoodiennes. Hollywood va bientôt rentrer dans le rang , s'auto censurer et garantir par contrat la moralité de ses artistes. Fatty éradiqué, Hollywood s'était privés non seulement d'un excellent acteur mais d'un réalisateur de génie. Roscoe Arbuckle a mis bon nombre de ses propres films en scène. Ses trucages et ses effets spéciaux tournés avec les moyens techniques des années dix fonctionnent encore aujourd'hui.

Buster continue sa carrière seul. Il s'abstient de travailler encore avec Alice et celle-ci se précipite dans le drame mondain pour tenter de faire oublier ses anciennes frasques avec Roscoe. Mais la postérité déjà oublieuse à son égard ne retiendra pas qu'elle fut la partenaire de Rudolph Valentino. Alice Lake avait également trouvé on ne peut plus opportun d'accepter illico les propositions venues de Broadway qu'elle regardait la veille encore d'un air pincé.

En 1924, elle épouse le très élégant acteur Robert Williams. Il est l'un des derniers bastions du grand théâtre broadwayrien à considérer Hollywood et ses pantins avec énormément de dédain voire de mépris. Qu'il épouse Alice Lake "vedette du film" et partenaire attitrée du monstre sanguinaire a de quoi surprendre. D'autant qu'il a, pour perpétrer ce mariage, divorcé de son épouse la chanteuse Marion Harris, mère de sa fille Mary Ellen. Mais le couple marche mal. Neuf mois de vie commune, trois mois de séparation et un divorce. Alice Lake n'a pas réussi à convaincre du moins officiellement son très beau mari de s'intéresser au cinéma. Pourtant,  remarié avec une autre actrice, Nina Penn, il accepte en 1931 le pont d'or que lui fait Hollywood pour donner la réplique à Loretta Young et Jean Harlow dans "Platinum Blonde". Trois jours après la sortie de son unique film, Robert Williams meurt foudroyé par une péritonite. Il avait 37 ans.

Sa première épouse Marion Harris connaîtra également une mort tragique et très médiatisée. Après avoir été retrouvée vivante sous les décombres de sa maison londonienne bombardée par les Allemands, elle meurt brûlée vive dans l'incendie de son hôtel après s'être endormie avec une cigarette.

Rudolph Valentino et Alice

Alice Lake, de son côté préfèrera ne plus jamais se remarier. Mais à l'heure de son divorce, elle ignore encore que si l'apparition d'une nouvelle technique lui avait apporté gloire et fortune, une autre technique allait apparaître et tout lui reprendre: le micro.

Alice qui savait comme personne rebondir sur le ventre de Fatty Arbuckle et déclencher l'hilarité de ses mines cocasses n'est pas prête à pérorer du Shakespeare aux écrans. Dès le premier nasillement du micro ses rôles vont inexorablement décliner. Elle va disparaître aux tréfonds des génériques où on ne prendra bientôt plus la peine de la citer. Bientôt elle rejoindra la cohorte des figurants anonymes.

En 1935, consciente que le cinéma a tiré un trait définitif sur elle effaçant jusqu'à son souvenir de sa mémoire, Alice se retire.

Durant des décennies il sera de bon ton, lorsque l'on aura déifié Chaplin et réhabilité Harold Lloyd et Buster Keaton de continuer à décrier le travail de Roscoe Arbuckle comme étant la chose la plus outrageusement vulgaire jamais filmée. Une bouse honteuse sur le blason doré de l'industrie du film.

Certes ses premières bobines ne sont pas ce qu'il y a de plus raffiné à projeter lors d'un dîner mondain ou pour parfaire une leçon de maintien. Mais il est cruellement injuste d'affliger le seul Fatty pour des premiers pas maladroits dans un cinéma qui n'est pas encore inventé mais qu'il aura fait vivre en faisant couler des fleuves d'or dans ses caisses. Et puis très vite, les quelques rares films de lui qui subsistent et aujourd'hui pieusement restaurés prouvent à des générations de détracteurs que ce n'était pas à lui de rougir, mais à eux.

Avec la mise à l'honneur de Buster Keaton on a restauré les films de Fatty où l'homme qui ne rit jamais paraît avec lui. On a donc, restauré les films de la belle Alice.

L'actrice hélas s'est éteinte à 72 ans fêtés deux mois plus tôt, le 15 Novembre 1967 dans une indifférence complète. L'heure de la réhabilitation des grands n'avait pas encore sonné.

Le cas tragique de Fatty Arbuckle est aujourd'hui encore étudié en faculté de droit.

Celine Colassin

QUE VOIR?

1912: The Picture Idol: Avec Clara Kimball Young et Maurice Costello

1914: How to do It and Why: Avec Wally Van

1915: The Mystery of the Empty Room: Avec William Dangman

1916: The Fifth Ace: Avec Wayne Arey

1917: Come Trough: Avec Jean Hathaway

1917: The Texas Sphinx: Avec Harry Carey

1917: Oh Doctor! Avec Roscoe Arbuckle et Buster Keaton

1917: Coney Island: Avec Roscoe Arbuckle et Buster Keaton

1917: A Country Hero: Avec Roscoe Arbuckle et Buster Keaton

1918: Good Night, Nurse: Avec Roscoe Arbuckle et Buster Keaton

1918: Moonshine: Avec Roscoe Arbuckle et Buster Keaton

1919: A Desert Hero: Avec Roscoe Arbuckle

1919: Cupid's Day Off: Avec Ben Turpin

1921: Over the Wire: Avec Alan Roscoe

1921: Uncharted Seas: Avec Rudolph Valentino

1923: Nobody's Bride: Avec Edna Murphy et Herbert Rawlinson

1925: The Overland Limited: Avec Olive Borden et Malcom McGregor

1928: Obey Your Husband: Avec Dorothy Dwan et Gaston Glass

1933: Stage Mother: Avec Maureen O 'Sullivan, Alice Brady et Franchot Tone

1936: Hollywood Boulevard: Avec Marsha Hunt et Robert Cummings