
Aujourd’hui, le nom de Lina Cavalieri ne dira strictement rien à personne sauf peut-être en Italie. Pourtant la terre entière tourna sur le seul axe de sa beauté et de sa voix des années durant. Il suffit pour s’en convaincre de se souvenir que son incroyable existence donna lieu à un biopic. Seule la beauté de Gina Lollobrigida souffrait alors de lui être comparée et digne de l’incarner.
Le tire du film lui-même ne pouvait être que « La belle des belles ».
C’est la nuit de Noël, 1874, dans une famille pauvrissime de la banlieue déshéritée de Rome que vient au monde Natalina Cavalieri. Très tôt, l’incroyable joliesse de la petite Lina toujours douce, calme et souriante sera le seul réconfort de sa famille miséreuse. Trois autres enfants viendront compléter la famille. Nino, Oreste et Giulia. Encore haute comme trois pommes, la petite Natalina relève ses manches trouées et seconde sa mère dans les tâches ménagères harassantes toujours plus dures pour les pauvres. Derrière ce sourire d’ange se forge un caractère d’acier trempé et la petite fille se jure bien de sortir de la misère et d’en sortir sa famille au plus vite, au plus tôt et quels qu’en soient les moyens.
Elle va se retrouver ouvrière d’usine. Elle plie les journaux. Travail abrutissant, répétitif et surtout confiné. Lina ne rêve que de s’évader et courir cheveux au vent sous le radieux soleil d’Italie. Peu faite pour se résigner à son triste sort, elle réfléchit à une occupation qui lui permettrait de manger presque à sa faim en travaillant dehors. Telle Elisa Doolittle, elle va vendre des fleurs devant les endroits chics. Ou qu’elle croit être chics ce qui revient au même sans être pareil. Elle y voit s’engouffrer de jolies dames toutes emperlées et emplumées qu’elle prend pour des princesses et qui ne sont que de luxueuses marchandises. Mais surtout quand les portes s’ouvrent, la musique déferle jusque sur ses violettes et ça la grise complètement.

Elle sait qu’elle est jolie. Elle a assez bataillé contre les mains baladeuses à l’usine. Elle sait qu’elle a une jolie voix. Ça aussi on le lui a assez dit à l’atelier où elle chantait pour se désennuyer et couvrir un peu l’infernal potin des machines.
Et c’est ici qu’il convient de tordre le cou à la légende sirupeuse qui ne doit rien à Lina Cavalieri dont la franchise parfois brutale n’avait d’égale que sa beauté mais à une presse encore pudibonde. Selon les gazettes, Lina chantait en vendant ses fleurs. Un admirateur subjugué par son incroyable talent la prit alors en mains et lui apprit à chanter en tout bien tout honneur.
Fin de la blague.
Lina n’a pas été longue à comprendre que les belles princesses emperlées ne sont rien de moins que des tapineuses de haut vol. Et l’époque n’y voit rien de choquant. Cléo de Mérode, Liane de Pougy ou la belle Otero sont des stars. Elles font même de la réclame pour des produits de beauté, des chapeaux ou des corsets que s'arrachent alors ces dames du beau monde.
Lina se sait fort belle, elle balance les violettes dont elle a résolument soupé et s’engouffre.

Et si elle a conquis un professionnel du spectacle ce n’est pas en lui tapant dans les yeux et les oreilles mais en le tapant dans son lit.
A l’époque, les « grandes horizontales » se produisent sur scène. C’est comme cela et pas autrement que « La Cavalieri » débute. Les choses sont claires. Elle remplace au pied levé Liane de Pougy qui peaufine un de ses prochains suicides, une de ses spécialités.
Bientôt Lina Cavalieri s’acoquine avec la belle Otero pour monter un duo, ce qui sera deux fois plus scandaleux, forcément que leur solo respectif. L’Italienne et l’Espagnole se complètent admirablement. Il est fort cocasse de les voir jouer les rivales en scène alors que la presse les prétend inséparables dans la vie. C’est pourtant bien le contraire. En osmose sur scène, elle se détestent souverainement dans la vie pour être d’éternelles rivales à la chasse aux michetons.
De Rome, la réputation de « La Cavalieri » la précède à Paris, puis à Moscou, puis à Saint Pétersbourg. Bientôt ce sera New-York. Mais la Russie a résolument sa préférence. Elle annonce son retrait des scènes internationales pour cause de mariage. La Cavalieri devient princesse. Le prince Alexander Vladimirovich Baryatinsky la supplie de l’épouser, agitant sous son nez une ahurissante parure d’émeraudes pour la convaincre.

La belle des belles se retire en effet et ne se montre plus qu’au bras de son prince, épinglée dans des tenues très collet monté seyant mieux à son statut princier. Ce statut exista il ? Y eut-il mariage entre le prince et la célèbre horizontale ? La famille du prince et le Tzar lui-même pouvaient-ils consentir ? Rien n’est moins sûr. Mais l’homme le plus riche de Russie avait-il besoin de la permission de qui que ce soit ? Rien n’est moins sûr non plus. Sans doute le fait que le couple se soit installé dans son palais de Saint Pétersbourg plaide-t-il en faveur d’un mariage tout en légende ? Une telle mésalliance au sommet du pouvoir n’aurait selon toute logique pu se réaliser qu’en exil. Si les deux théories ont encore leurs défenseurs convaincus aujourd’hui, force est de constater que s’il y eut mariage il fut bien court car le prince richissime épousait dès 1901 le fille de l’empereur Nicolas II en personne.
De son côté, Lina argumentera avoir été incapable d’abandonner son art comme l’avait exigé son époux princier et préférer les planches au détriment des émeraudes.
La seule chose qui soit certaine, c’est que sa liaison avec le prince lui a donné un vernis mondain inégalable. Et puis surtout, le goût de l’opéra qu’elle va se mettre à travailler avec passion.
Lina Cavalieri, soyons justes encore une fois, ce n’est pas Maria Callas, ce n’est même pas Jeannette MacDonald. Mais parfaitement consciente de ses limites, à force d’acharnement, elle va maîtriser sa technique et sa voix jusqu’à en faire une sorte de perfection. Elle tiendra son rang dans tous les grands rôles du répertoire. Thaïs, Carmen, Manon, la Traviata, La Bohème, Madame Butterfly, Roméo et Juliette. Partout presse et public sont en pamoison. Caruso lui-même s’annonce flatté de chanter à ses côtés. Elle semble tout aussi ravie car elle l’embrasse à pleine bouche sur scène à la fin d’un acte et le scandale est colossal. « Une publicité formidable » commente la diva.

En 1910, alors qu’elle se produit au Métropolitan Opera de New-York elle épouse un autre milliardaire, cette fois un peintre mondain du clan Astor. Mais dorénavant indépendante et à la tête de sa propre fortune, elle l’envoie bouler au bout d’une semaine. Le scandale est colossal, la prude Amérique outragée. Le Métropolitan qui avait feint d’ignorer son passé au profit du tiroir-caisse s’ébouriffe et résilie son contrat. Ce dont elle se contrefiche royalement. La Russie lui fait un pont d’or et elle est attendue à Monte Carlo par quelques amateurs fortunés. Entre deux prince et trois ambassadeurs, elle quitte son appartement avenue de Messine pour son hôtel particulier sur les Champs Elysées. Décoré à la Russe pour plaire à la clientèle.
Outre l’opéra et ses activités plus tardives, Lina tient sa chronique beauté dans le presse et les dames du meilleur monde suivent ses conseils comme autant d’oracles. Bientôt elle crée son parfum. Mona Lina en hommage à la Joconde a qui on l’a souvent comparée.
En 1913, Lina épouse le célèbre ténor Lucien Muratore avec qui elle a partagé la scène et tant qu’elle y est, elle lui fait reconnaître son jeune fils Alessandro, qu’elle lui sort de nulle part comme un lapin d’un chapeau.

Son mariage avec Muratore semble la combler mais surtout, il lui fait découvrir et partager sa passion pour une nouveauté très à la mode : Le cinématographe. Il sera dit que Lina Cavalieri serait toujours en avance sur son temps. Alors que le couple séjourne en Californie, Muratore réalise son premier film avec son illustrissime épouse en vedette. Et le couple ne trouve rien de mieux que de poser leur caméra à…Hollywood.
Contrairement à cette autre légende qui parle d’insuccès, les films de Lina Cavalieri sont des triomphes. Et pour cause. Le monde entier la connaît, la planète est subjuguée par le personnage et surtout ses photos. Qui, dans quel pays ne souhaite pas la voir enfin? Comble du chic on peut la voir et l’entendre. Les adaptations filmées de ses opéras sont accompagnées de rouleaux afin que l’on puisse non seulement la voir mais l’entendre…15 ans avant « Le chanteur de Jazz » qui dit mieux ?
Sous contrat avec Pathé, ses films triomphent dans le monde entier. Ils finissent de la déifier en Russie et les devises étrangères croulent dans les coffres de Pathé.
C’est en pleine gloire encore que Lina Cavalieri se retire en 1921. Divorcée de Muratore en 1919, elle se retire dans sa villa Florentine et veille enfin sur sa famille et surtout sur sa mère adorée.

En 1933 elle est veuve du pilote de course Guiseppe Campari qui se tue au volant en 1933. Dévastée, Lina ne voit guère que son beau-frère Davide Campari pour la distraire un peu de son deuil.
Elle se remariera encore avec Arnaldo Pavoli. Un impresario qui ne réussira pas à la convaincre de sortir de sa retraite.
Le 6 mai 1944, Lina Cavalieri trouve la mort avec son mari de la manière la plus brutale qui soit. Un bombardement aérien réduit leur villa florentine en cendres. Mais comme si la diva devait rester sublime jusqu’au bout, son corps est retrouvé intact dans les décombres de sa demeure. Elle semblait simplement endormie.
Elle avait 69 ans.
Celine Colassin

QUE VOIR ?
1914 : Manon Lescaut : Avec Lucien Muratore
1916 : The Shadow of her Past: Avec Lucien Muratore
1918: A Woman of Impulse: Avec Gertrude Robinson
1920: L’Idole Brisée: Avec Henri Baudin