
Il y a longtemps que j’envisageais d’évoquer Polaire dans cette série de portraits. Mais on a tant écrit sur elle, publié tant de livres, proposés tant de documentaires, qu’y avait-il encore à dire ?
En même temps, on a bien plus écrit et publié sur Brigitte Bardot, Elizabeth Taylor et Marilyn Monroe sans que ça ne m’empêche de m’y mettre à mon tour...Alors?
Dans le cas de Polaire, c’est différent. Outre que sa carrière artistique est complètement occultée par son tonitruant parcours privé, que ses quelques films sont essentiellement perdus tout comme ses enregistrements, sa légende me semble aussi éloignée de sa réalité de femme que celle de Mata Hari ou Cléopâtre!
Polaire naît en Algérie de parents français le 14 mai 1874. Nous sommes à Mustapha, aujourd’hui Sidi M’Hamed, partie intégrante d’Alger. Elle est pour l’état civil Emilie Marie Bouchaud, fille de François Bouchaud et Lucie Milandre. Un loueur de voitures et une couturière. Son frère Edmond a quatre ans à l’heure de la naissance d’Emilie.
Ce grand frère va être le déclencheur d’une vocation, d’une carrière et enfin d’une légende.

Edmond a gagné la France métropolitaine. Il s’est fait une place à Paris sous le pseudonyme de Dufleuve, chanteur de café-concert dont la vogue inouïe fait la réputation du Paris by night dans le monde entier.
Une vogue qui perdurera jusqu’au tout début des années 30. Dans son Algérie natale, la future Polaire s’ennuie ferme et ne rêve que de gagner Paris à son tour. Agée d’à peine quinze ans elle s’est déjà produite sur scène elle aussi, enchantant les oreilles algéroises d’une voix bien placée et d’un jeu de scène déjà très assuré.
Mais si elle enchante les oreilles elle enchante aussi les yeux. La jeune artiste est d’une beauté saisissante et ce qui ne gâche rien, doublée d’une intelligence nettement supérieure à la moyenne.
Elle a 16 ans lorsqu’elle réussit enfin à convaincre ses parents de la laisser rejoindre son frère à Paris et à convaincre son frère de l’accueillir. Mais la jeune demoiselle n’entend pas jouer les petites sœurs bien sages ni jouer les touristes. A peine débarquée, elle court les auditions, chaperonnée par son frère. L’artiste Dufleuve, séduisant gandin est déjà très connu comme chanteur, comme comique mais aussi comme parolier. Il écrira même pour Fréhel et pour Maurice Chevalier. Quelques-unes de ses chansons feront à jamais partie du patrimoine culturel français et l'une d'elle finira reprise par Gainsbourg.

Mais l’avisée Emilie n’est pas qu’une chanteuse, elle n’est pas que très belle. Elle est un génie de la publicité. En cette fin du XIXème siècle, l’essentiel des populations est encore faiblement érudite et croit volontiers tout ce qu’on lui affirme être la vérité toute nue fût-ce le plus tordu des bobards. Ici une chanteuse n’hésite pas à raconter qu’elle s’électrocute le palais pour avoir un timbre plus clair, une autre se prétend danseuse balinaise alors qu’elle débarque de Montluçon, on ne compte plus les duchesses les princesses et les extralucides en tout genre. La palme allant à Sarah Bernhard elle-même engageant des sosies se faisant passer pour elle afin que des badauds admiratifs jurent leurs grands dieux l’avoir vue « pour de vrai ». Elle est la première à inonder la presse du monde entier de portraits publicitaires. Ce qui fait que même au tréfond de l’Arkansas, il se trouvera des filles de ferme illettrées se pâmant sur le talent de la divine Sarah dans "L'aiglon" alors qu’elles seraient incapables de situer paris sur une carte et croient dur comme soc de charrue que c'est un drame ornithologique.

Polaire est très belle, ça ne lui suffit pas. Elle a du talent ça ne lui suffit pas. Très vite elle sacrifie son épaisse chevelure pour une coupe courte bien avant que ce ne soit la mode. Ca ne suffit toujours pas. Il lui faut « sa marque ». La mode est aux tailles de guêpe, on ne saurait souffir de sortir sans corset dans la rue. Polaire serre le sien jusqu’à s’étouffer. Puis, dès que sa réputation de « taille la plus fine de Paris » est assise, elle enfonce le clou en faisant purement et simplement retoucher toutes ses photos jusqu’à ne plus avoir une apparence humaine. Très vite, tous ceux qui la croisent ou prétendent l’avoir croisée ce qui est bien mieux jurent que son tour de taille se serre d’une seule main. Un joailler ira jusqu’à dire que Polaire porte des bracelets…En guise de ceinture.

Tout ça est bien entendu du flan. Mais la légende a effacé la réalité des mémoires et même si les trucages de ses photos ne tromperaient plus un nourrisson, la taille de Polaire reste dans la mémoire collective plus qu’un phénomène. Un fait.
Elevée au firmament de la gloire par son battage publicitaire, Polaire enchante les scènes , passant du café-concert au théâtre et fait de sa vie privée un film à grand spectacle qui dévore les foules d’une frisson délicieusement scandalisant. Dès 1909 elle s’attaque au cinéma parce que Max Linder se traîne à ses genoux mais elle se révèle peu convaincue. Le cinéma la prive de sa voix et de son rythme saccadé qui fascine sur scène mais qui lui donnerait l’air d’une vraie toquée sur pellicule muette. Cette réticence ne l’empêchera pas d’être « La dame de Montsoreau » en 1913 alors que la grosse Bertha tonne aux portes de Paris
Sa relation très intime avec Colette et son mari Willy est le point d’orgue de ce parcours sensationnel. Même si la relation entre Polaire et Colette n’est peut-être qu’une réclame supplémentaire et n’existe que dans leur légende respective. Polaire c’est le scandale incarné, c’est l’audace faire femme c’est le mépris plus qu’assumé des conventions, toutes les conventions.

Et si Colette lui confie le rôle de Claudine au théâtre pour un succès planétaire, c’est la moindre des choses. C’est Polaire qui dessale cette jeune fille rangée et mal mariée, C’est Polaire aux cheveux courts qui mène au sacrifice les célèbres nattes de Colette qui lui glissaient jusqu’aux genoux.
Polaire est littéralement portée par sa propre gloire jusqu’à l’avènement de la guerre 14. La très momentanée der des der terminée sur des millions de cadavres, les astuces Polaire sont passées de mode. Ou plus exactement, toutes les idées autrefois scandaleuses de Polaire sont aujourd’hui la norme. Toutes les femmes ont coupé leurs cheveux et surtout, Paul Poiret, Jeanne Lanvin et bien plus tard Gabrielle Chanel ont éradiqué le corset. Polaire a 45 ans. Privée de son arme fatale, elle n’est plus du tout un phénomène, moins encore un scandale, elle est une relique du « vieux temps ». Rien n’est pire dans la foulée des armistices que d’être une « vedette d’avant-guerre ». Même ses portraits par Toulouse Lautrec sont alors bons pour les puces de Saint Ouen . Le frère de Polaire en fait lui aussi l’amère expérience. Il ne retrouvera plus jamais le franc succès qui était le sien avant les hostilités. Même les amours saphiques qu’affichait Polaire pour outrager le bon peuple de Paris sont devenues un loisir distingué pour bourgeoises en jupes courtes sautoirs de perles, gigolos et charleston.

Polaire elle-même deviendra la principale critique de sa carrière. « Je chantais comme je pouvais, je faisais des gestes ridicules sur des chansons médiocres, tout ça c’était une sorte de pornographie, rien d’autre et certainement pas de l’art. » Elle ajoutera avec une moue de dégoût « Qu’a-t-on pu dire de moi ! Que j’aimais les femmes quelle horreur ! Moi qui ne comprend pas que l’on puisse s’adonner à des amours contre nature ». Oubliant que pour assurer la recette elle embrassait ses partenaires féminies à pleine bouche sur la scène à la fin de chaque spectacle et qu’elle avait triomphé en travesti dans « Le p’tit jeune homme ».
Décidément Polaire a fait son temps.
Polaire s’éteint à Champigny sur Marne le 11 Octobre 1939. Elle a 65 ans et une nouvelle guerre vient de naître. Son frère n’en verra pas la fin. Il s’éteint à son tour le 23 octobre 1945 à Enghien les bains.
Elle avait refait une apparition en cartomancienne dans « Arènes Joyeuses » un film aujourd’hui très oublié de 1936. Son baroud d’honneur ou la curiosité du cinéma parlant ? Qui sait ?
Celine Colassin

QUE VOIR ?
1909 : Le Voleur Mondain : Avec Max Linder
1910 : La tournée des Grands Ducs : Avec Maria Fromet
1912 : Ma Gosse
1913 : Les gaîtés de l’Escadron : Avec Edmond Duquesne
1913 : La Dame de Montsoreau : Avec Maurice de Féraudy
1914 : Sœurette : Avec Renée Sylvère
1935 : Arènes Joyeuses : Avec Betty Stockfield