Au milieu des années 30, Hollywood songe à mettre en chantier une nouvelle version de « Stella Dallas ». Le roman d’Olive Higgins Prouty fut un succès de librairie colossal. Et puis surtout, Belle Bennett en a donné une première version, encore muette en 1925 qui reste dans les mémoires comme l’une des performances d’actrice les plus inouïes jamais vue jusque-là. Barbara Stanwyck veut à tout prix le rôle et King Vidor en charge de la réalisation en est ravi. Mais à la MGM, Samuel Goldwyn ne veut pas en entendre parler. la cote de l'actrice est en baisse. Elle est trop jeune, dit-il pour le rôle. En réalité il craint de confier le rôle d’une mère à une actrice dont on jase beaucoup à cause de son homosexualité. Réelle ou prétendue, qu’importe à Hollywood. Le pari lui semble donc risqué. Il préfère une actrice moins tapageuse et songe à l’aimable Ruth Chatterton.
Pour ne pas froisser miss Stanwyck qui a toujours fait preuve d’un vrai tempérament de cow-boy, il lui propose de faire un essai, sachant qu’une star de son envergure ne peut accepter d’être traitée comme une débutante. Barbara est outrée mais n’en baisse pas les bras pour autant. Certes elle ne fera pas d’essai. Ou plutôt elle va faire ce qu’on lui demande mais en grand ! Elle loue de ses deniers un studio, engage toute une équipe technique : décorateurs, ensembliers, chef opérateur, ingénieur son, éclairagiste et tutti quanti. Elle s’affuble d’oripeaux vulgaires se coiffe comme une brebis dépressive. Elle met des coussins sous sa robe de perroquet halluciné pour épaissir sa silhouette. Il s’agit de tourner la célèbre scène du dîner d’anniversaire exactement comme s’il s’agissait de vraiment tourner le film.
Et pour cette scène, elle a besoin d’une fille. Ce sera Anne Shirley et personne d’autre. On lui a pourtant conseillé de prendre Shirley Temple que Goldwyn adore mais Barbara est intraitable. Ce sera Anne. Elle a besoin d’une actrice pas d’un petit phénomène. Et aux yeux de Barbara, Anne Shirley lui est supérieure. Quel compliment de la part d’une actrice vénérée par tous ses réalisateurs comme étant « la meilleure de toutes ». La scène est tournée, en secret. Elle est présentée à Goldwyn qui manque d’en avaler son cigare de stupéfaction. La scène est si parfaite que non seulement Barbara et Anne sont engagées sur le champ mais que la scène est intégrée telle quelle au film.
Les deux actrices seront nommées aux Oscar en tant que meilleure actrice dans un premier rôle pour Barbara et dans un second pour Anne. Elles rentreront bredouilles, évincées respectivement par Luise Rainer et Alice Brady. Mais qu’importe. Le film entrera dans la grande histoire du cinéma et pour l’une et l’autre, on s’accordera à y voir leur meilleure interprétation de leur carrière.
Si Barbara pouvait se réjouir et fanfaronner d’avoir eu raison et abattu tous les obstacles, Anne Shirley ne pavoisait pas pour si peu. Sa carrière était déjà plus longue que celle de Barbara et elle était entrée par deux fois dans la grande histoire du cinéma avec un grand H. « Stella Dallas » est sans conteste une grande réussite mais ce n’est somme toute qu’une anecdote dans la carrière d’Anne Shirley.
Dawn Evelyn Paris vient au monde le 17 avril 1918 à New-York. La mode des « baby stars » bat encore son plein. Les parents de la petite Dawn, émerveillés de tant de gracieuse beauté juvénile assortie d’un caractère d’ange patient proposent leur petit trésor à une agence spécialisée qui ne tarde pas à en faire un baby mannequin. Et les choses vont démarrer au quart de tour. Quelques photos pour des réclames et quelques films plus tard, un illustre inconnu sollicite la délicieuse petite bambine.
Elle a quatre ans et cet inconnu ne va pas le rester, il s’appelle Walt Disney. Bien avant d’inventer Mickey il est persuadé de pouvoir faire évoluer une vraie personne dans un film d’animation. Il s’inspire d’Alice et de son miroir. Son personnage s’appellera donc Alice, ce sera une petite fille évoluant dans des dessins animés et l’enfant-actrice qui tiendra le rôle devra jouer seule sur un fond neutre. J’ignore pourquoi les parents de Dawn firent confiance à Disney car leur petite bambine a déjà donné la réplique à Pola Negri, Richard Beery ou Adolphe Menjou.
Mais quoi qu’il en soit, la petite Dawn sera la première personne au monde à jouer sur un fond neutre et évoluer au milieu de créatures dessinées à l’écran. Rebaptisée Dawn O’Day, elle entre à quatre ans dans la très grande histoire du cinéma, de l’univers Disney et du film d’animation. Le succès de la première série de courts métrages Disney va être immédiat et colossal. Il sera la première pierre d’un empire aujourd’hui centenaire et plus florissant que jamais.
La petite Dawn dans son personnage d’Alice est littéralement adorée du public comme des cinéastes et même des autres stars. Très vite on la sollicite pour « de vrais films » avec de vraies personnes dans de vrais décors. Sa carrière est incroyablement florissante et Dawn grandit littéralement devant les caméras jusqu’à ses 16 ans.
16 ans. L’âge où la carrière d’enfants stars s’arrête. L’âge ou la magie enfantine laisse le pas à un adulte qui se dessine…Pour Dawn ce sera l’âge du second miracle. Une certaine Anne Shirley est un personnage de roman-jeunesse dont l’enfance américaine est littéralement folle. Elle est un peu l’équivalent des futures Heidi ou de Martine. Lorsque le roman est porté à l’écran, c’est Dawn qui est choisie pour tenir le rôle d’Anne Shirley, l’héroïne adorée depuis 1908 de « Anne of the green gables », ce court et illustre roman signé Lucy Maud Montgomery.
Quelques conflits d’intérêt firent que le film sortit d’abord sous le titre de « Miss Carrott ». Mais l’astuce ne trompant personne et le film étant si délicieusement réussi, les choses rentrèrent vite dans l’ordre. On n’allait pas se priver de tombereaux de dollars pour de sottes questions d’orgueil n’est-ce pas ? Le public énamouré de la petite orpheline aux cheveux roux identifia tellement l’actrice au personnage qu’elle avait incarné que tous ses courriers lui étaient adressés « à Anne Shirley ». Elle ne pouvait plus faire un pas dans la rue sans entendre « Hey ! Anne Shirley ! »
Au studio RKO qui avait produit le film, on changea même son nom sur la porte de sa loge. Notre jeune vedette qui n’a jamais que 16 ans et souhaitait se détacher de son image enfantine profita de l’aubaine et continua sa carrière sous le pseudonyme d’Anne Shirley puisque pour tout le monde, elle était Anne Shirley. Elle fit bien.
Dawn O’Day sortit des mémoires et Anne Shirley ne se vit plus offrir que des rôles de jeune adulte. Avec bien entendu l’indispensable suite donnée à « Anne of the Green Stables ».
En 1937 elle est une actrice confirmée. C’est l’année de sa nomination aux Oscar et c’est l’année où elle épouse l’acteur John Payne.
John Payne est très oublié aujourd’hui et c’est relativement dommage. Bel homme qui pouvait rivaliser avec Robert Taylor ou Cary Grant; John Payne était bon acteur et savait se rendre parfaitement inquiétant comme il pouvait chanter et danser dans les comédies musicales technicolorisées à outrance de la Century Fox. John Payne était né dans un milieu très fortuné ce qui lui valait ses manières raffinées. Sa famille avait fait le grand plongeon avec le crash boursier ce qui lui avait appris à mordre la poussière et lutter pour s’en sortir. Ce fils de famille n’avait pas hésité à devenir boxeur pour se sortir du marasme. Anne Shirley était tombée sous le charme de John Payne de six ans son aîné.
Le couple s’était marié et une petite Julia Ann était venue couronner cette félicité conjugale.
A l’heure du mariage, John Payne en est encore au début de sa carrière. Il vient à peine de signer à la Century Fox et n’a encore tenu qu’un seul rôle conséquent au cinéma. La seconde guerre mondiale ne va pas tarder à bousculer les choses. John Payne s’est engagé et est partit faire la Guerre aux commandes d’un bombardier.
Anne est restée à Hollywood et enchaîne les rôles et les succès. Bien entendu la jeune épouse tremble pour son beau mari et ne vit plus entre deux nouvelles du front.
Jusqu’à ce qu’un grain de sable vienne tout remettre en question. Et pas n’importe quel grain de sable ! Alors qu’elle tremble pour la vie de son bel adoré, celui-ci a une liaison avec une certaine Jane Russell !
C’en est trop ! C’est la guerre ! La guerre conjugale, cette fois.
Anne Shirley s’estime humiliée, bafouée et n’attend pas l’armistice pour exiger le divorce. John Payne ne fera pas d’histoires. Jane Russell poursuivra son chemin et l’acteur à peine libéré de son mariage épousera l’actrice Gloria de Haven dès 1944.
Anne Shirley se remariera, elle aussi. Avec le producteur Adrian Scott dès 1945. Mais entre son divorce et son remariage, Anne Shirley a pris une décision aussi inattendue qu’irrévocable : Elle abandonne sa carrière. Elle ne reviendra jamais sur sa décision, on ne la reverra jamais ni au cinéma ni au théâtre ni à la télévision où elle ne paraîtra d’ailleurs jamais.
Lorsque son mari se retrouvera incriminé sur l’odieuse liste noire de McCarthy et qu’il prendra la décision de s’exiler en Europe pour pouvoir continuer à travailler, Anne lui fera savoir par courrier qu’elle ne compte pas bouger de Los Angeles. En conséquence de quoi, le divorce s’impose !
Curieusement, Anne qui ne veut plus rien avoir à faire avec Hollywood et le cinéma restera vivre au cœur même de la cité du film et s’offrira même quelques aimables distractions avec de fringants acteurs dont Jean-Pierre Aumont. Anne ne fait plus de cinéma et pourtant elle n’est jamais loin.
C’est le neveu de l’ancienne star Marion Davies, Charles Lederer qui lui servira de troisième mari. Charles est né dans une famille d’artistes. Marion Davies est la sœur de sa mère. Il travaille à Hollywood comme scénariste et réalisateur. Il a entre autres écrit ou adapté les scénarii de « His Girl Friday », « Gentlemen Prefer Blondes » ou « Ocean 11 ». Anne Shirley semble alors vivre le cinéma par procuration.
Le couple Lederer aura un fils, Daniel puis Charles fera de Shirley sa veuve en 1976.
Charles Lederer souffrait d’une arthrite très invalidante et avait fini par être accro aux stupéfiants à force de consommer des antidouleurs de plus en plus puissants. Il avait choisi de s’isoler pour ses derniers mois, ne voulant pas infliger sa décrépitude physique à sa famille et à leurs amis chers.
Anne Shirley s’éteint emportée par le cancer du poumon le 4 juillet 1993 dans sa propriété de Beverly Hills. Elle avait 75 ans depuis trois mois à peine. Malgré toutes ces années passées loin des caméras, c’est une page qui se tourne lorsque se ferment les portes et les volets de sa maison. On y avait reçu tant de fois Orson Welles, Charles Chaplin ou les Marks Brothers.
Celine Colassin
QUE VOIR
Sous le pseudonyme de DAWN O’DAY
1922 : The Hidden Woman : Avec Evelyn Nesbit
1922 : Moonshine Valley : Avec William Farnum
1923 : The Rustle of Silk : Avec Betty Compson et Anna Q Nilsson
1923 : The Spanish Dancer : Avec Pola Negri et Wallace Beery
1924 : The Rich Pup : Court métrage avec Pal the dog.
1925 : Alice Egg plant Court métrage animé Disney
1928 : Mother knows best : Avec Madge Bellamy et Louise Dresser
1928: 4 Devils: Avec Janet Gaynor et Mary Duncan
1930 : City Girl : Avec Mary Duncan et Charles Farrell
1931 : Gun’s smoke : Avec Mary Brian, Louise Fazenda et James Durkin
1932 : Young America : Avec Doris Kenyon et Spencer Tracy
1932 : Raspoutine et l’impératrice : Avec John, Ethel et Lionel Barrymore (Anne est la princesse Anastasia)
1934 : Private Lessons : Court métrage avec Dorothy Dare et Hal Le Roy
Sous le pseudonyme de ANNE SHIRLEY
1934 : Miss Carrott : Avec Tom Brown, Bonita Granville et Helen Westley
1934: School for girls: Avec Paul Kelly, Loïs Wilson, Sidney Fox et Toby Wing
1936 : Make way for a lady : Avec Herbert Marshall
1937 : Meet the Missus : Avec Helen Broderick et Victor Moore
1937 : Stella Dallas : Avec Barbara Stanwyck
1939 : Career : Avec Edward Ellis
1939 : Sorority House : Avec James Ellison
1940 : Anne of the Windy Poplars : Avec James Ellison
1941 : West Point Widow : Avec Richard Carlson
1942 : Four Jacks and a Jill : Avec Ray Bolger et June Havoc
1943 : Lady Bodyguard : Avec Eddie Albert
1943 : The Powers girls : Avec George Murphy et Carole Landis
1943 : Goverment girl : Avec Olivia de Havilland
1944 : Man from Frisco : Avec Michael O’Shea
1944 : Murder, my sweet : Avec Claire Trevor et Dick Powell