J'ai déjà évoqué dans ces articles, les tout débuts de l'exploitation commerciale du "cinématographe". D'abord affaire de forains qui attiraient le badaud sous chapiteau pour admirer la technique miraculeuse de l'image animée en soi. Et certainement pas pour ce qui était donné à voir sur l'écran, drap douteux tendu à l'aide de cordes et de pinces à linge. Qui aurait cru alors que le public se passionnerait pour ces personnages silencieux et sautillants? Qui aurait cru que les premières maisons de production, alors juchée sur les toits des immeubles New-Yorkais pour un maximum de lumière, se verraient submergés par des tonnes de courrier avec la même sempiternelle question" Who's that girl?"
"That girl" c'était probablement Pearl White, Mary Miles Minter, Mabel Normand ou...Anita Stewart. Ces filles qui pour la première fois verraient leur nom ajouté dare-dare aux affiches promotionnelles des films. Petit argument supplémentaire qui fit soudain...crouler les dollars dans les caisses de Vitagraph ou Pathé.
Anita Stewart fut une des premières actrices à attiser la curiosité du public des fêtes foraines avant que de provoquer l'admiration de celui des premières salles de cinéma "en dur". Aucune pionnière du film ne vint aux écrans par vocation puisqu'il s'agissait d'un métier qui...n'existait pas à l'âge où ces demoiselles rêvaient leur futur. Le hasard y fut pour beaucoup, leur joliesse fit le reste. Les plus hardies telle Gloria Swanson venaient le matin voir si on avait besoin d'elles ou non. On est loin des tapis d'or qu'Hollywood déroulera bientôt sous leurs pieds mignons.
Le cas d'Anita Stewart est un tout petit peu différent. L'industrie du film eut dès ses premières bobines besoin de créatures à la beauté céleste et pas trop bégueules puisque la censure n'existe pas encore. Et où trouver ses oiseau rares à New-York? Sur la scène des Ziegfeld Folies, pardi! Là où professe déjà Anita.
Anita May Stewart vient au monde le 7 février 1895 à Brooklyn. Une famille de trois enfants. Anita a un frère, George et une soeur, Lucille Lee. Tous professeront dans l'industrie du spectacle, tous seront acteurs. Anita est une jeune fille certes ravissante mais surtout avisée. Née dans une famille pauvre, elle entend bien échapper à l'indigence de son enfance et étudie avec acharnement. C'est pour étudier le jour que le soir elle se pavane sur la scène du New Amsterdam.
C'est en 1911 qu'on lui propose de tourner pour la Vitagraph. Une aubaine. Le montage n'existe pas, les films sont tournés chronologiquement en une seule bobine. La Vitagraph tourne un film par jour. Ce qui veut dire qu'Anita peut passer la semaine au collège et tourner deux films par semaine. Un le samedi, un le dimanche. La formule est parfaite mais l'inattendu va très vite changer la donne. Presque immédiatement. Anita captive les foules. Vitagraph ne peut plus se contenter des deux films hebdomadaires qu'Anita leur avait consenti. Le public la réclame à corps et à cri et le public de l'époque voit plusieurs films par jour!
En 1913 elle est avec Norma Thalmadge la superstar Vitagraph. Elle tourne sans relâche et engrange les dollars à la même vitesse. En 1917, son prestige va encore monter d'un cran. Elle épouse un de ses partenaires, l'acteur Rudolph Cameron. Or, le jeune et fringuant mari est le frère du réalisateur Ralph Ince, un des fers de lance artistique de la Vitagraph. Nanti de cette très décorative belle-sœur il décrète qu'il ne dirigera plus à l'écran que le couple légitime que forment Anita et Rudolph. Il convient d'ailleurs ici de préciser que Ralph Ince est non seulement beaucoup plus bel homme que Rudolph, mais qu'il est également meilleur acteur. Ce génial beau-frère touche à tout se retrouvera donc plus souvent dans les bras de sa belle soeur à l'écran que son frère et mari légitime d'Anita. Quelques années plus tard il y aurait eu là matière à défrayer toutes les chroniques mais la "presse people" n'est pas encore ce qu'elle deviendra bientôt.
Entre temps les films ont techniquement progressé. Ils ont la durée qu'on leur connaît aujourd'hui. Les budgets ont explosé, les cachets des stars aussi. Celui d'Anita Stewart tout particulièrement!
En 1918, la guerre se termine en Europe et un certain Louis B. Mayer approche les deux plus grandes stars de la Vitagraph, Norma Talmadge et Anita Stewart avec en mains un contrat mirifique pour sa société qu'il crée sur la côte Ouest. Anita devant précisément reconduire son contrat chez Vitagraph, elle se fit hospitaliser pour "fatigue nerveuse", le temps de réfléchir. La fine mouche fit grimper les enchères et c'est Mayer qui emporta la mise pour une somme restée secrète encore aujourd'hui mais dont on parla en 1918 comme la plus importante jamais proposée par contrat à une créature humaine. Réalité ou publicité, je l'ignore. Probablement les deux. Ce qui est certain aujourd'hui c'est qu'Anita Stewart se décida pour Mayer parce qu'il lui promit sa propre cellule de production.
Anita fit ses adieux à la Vitagraph et gagna la Californie.
Installée comme une reine, payée somptuairement, Anita Stewart prit très au sérieux ses fonctions de productrice. Rompue aux rythmes de tournages intensif de ses débuts, elle produisit huit longs métrages à la suite, tenant la vedette dans chacun d'eux comme on l'imagine. Les films que produisit Anita Stewart ne révolutionnèrent pas les arcanes de l'art cinématographique mais tinrent gaillardement leurs promesses au box office. Elle en produira dix-sept ce qui lui fait quand même une très honorable carrière de productrice.
Dans les années 10 et 20, le public était fidèle aux stars qu'il aimait comme des supporters d'aujourd'hui sont fidèles à des équipes de foot. Jubilant des victoires, justifiant les défaites. Anita Stewart aurait pu recommencer dix fois le même film que le public serait resté fidèlement présent à chaque rendez-vous. Pour Anita Stewart, la petite gamine de Brooklyn qui craignait tant de "manquer" dans la vie, tous les espoirs sont comblés bien au delà de ce qu'aucun de ses contemporains n'aurait pu imaginer. Aucune femme au monde avant les pionnières du cinéma n'avait eu le loisir d'engranger de telles fortunes. Ces dames gagnant d'ailleurs bien plus d'argent que le président des Etats-Unis soi-même!
Il y a pourtant quelques ombres au tableau. Tout d'abord, si Anita fut un des premières stars du cinéma, elle ne fut pas une des premières à débarquer à Hollywood et d'autres noms sont bien mieux établis et plus brillants encore que le sien à son arrivée. Ne fût-ce que ceux de Mary Pickford, Theda Bara, Mae Murray, Lilian Gish, Gloria Swanson, Bebe Daniels et j'en passe. Ensuite, produisant ses films de A à Z, elle se prive de la formidable machine publicitaire de son studio ce qui a fait de son amie Norma Talmadge une star bien plus importante qu'elle.
Et puis il y a son mariage qui se défait peu à peu. Privé de la mise en scène de son frère, Rudolph Cameron ne trouve pas sa place à Hollywood. Il est devenu monsieur Anita Stewart à qui on porte moins d'intérêt qu'aux pékinois et aux persans de sa star d'épouse. En 1928 ils divorcent et Anita prend bien soin de se remarier avec quelqu'un de tout à fait étranger au cinéma: Georges Peabody Converse.
A l'heure de ces secondes noces, Anita l'ignore encore, mais ses heures de gloire sont désormais comptées.
Le cinéma, soudain, parla. Son amie Norma Talmadge fut éjectée de son piédestal en moins de temps que ne dura son premier film parlant. Le public qui pardonnait tout à l'image ne pardonna rien au son. Anita tétanisée d'effroi ne fut pas dupe, elle allait, forcément, suivre le même chemin. Elle s'exprimait avec le doux couinement d'une manivelle d'auto rouillée, le tout mâtiné d'un accent de Brooklyn qui convenait mieux à la vente des journaux à la criée qu'à dire Shakespeare. Anita était tellement sûre de la raclée qui l'attendait au détour du premier micro qu'elle...N'essaya même pas!
Avec une grande sagesse toute à son honneur, elle travailla sa voix, sa diction et même son chant jusqu'à pouvoir revenir aux écrans avec dignité. Lorsqu'elle fut fin prête, le cinéma s'était entiché d'une nouvelle génération du créatures babillantes et c'est plus que son règne qui était révolu, c'était son temps.
Anita Stewart tourna un court métrage musical en 1932 et se retira dans sa somptueuse villa de Beverly Hills. Elle tenta une carrière d'autrice de romans policiers et son roman "le jouet du diable" fut publié avec un certains succès.
Une crise cardiaque foudroyante la faucha dans sa chère villa le 4 mai 1961 peu après qu'elle n'eut fêté ses 66 ans sans jamais reparaître dans le cercle enchanté de lumière hollywoodienne. Oubliée de tous elle avait tourné cent films.
Celine Colassin
QUE VOIR?
1911: A Tale of Two Cities: Avec Florence Turner et Maurice Costello
1911: Prejudice of Pierre Marie: Avec Florence Turner
1911: The Battle Hymn of the Republic: Avec Ralph Ince
1913: Belinda the Slavey: Avec Norma Talmadge
1913: His Second Wife: Avec E.K Lincoln
1913: Two's Company, Three's a Crowd: Avec E.K. Lincoln
1913: The Treasure of Desert Isle: Avec Charles Kent
1914: He Never Knew: Avec James Morrison
1915: The Sort-of-Girl-Who-Came-From-Heaven: Avec Earle Williams
1918: Virtuous Wives : Avec Conway Tearle et Hedda Hopper
1921: Sowing the Wind: Avec James Morrison
1926: Rustling for Cupid: Avec George O'Brien
1928: Romance of a Rogue: Avec H.B. Warner
1928: Sisters of Eve: Avec Betty Blythe
1928: Name the Woman: Avec Huntley Gordon
1932: The Hollywood Handicap: Court métrage avec Bert Wheeler, Marion Byron et John Wayne