
Louise Brooks, actrice mineure et sans grands succès à son actif en son temps, fut soudain redécouverte et considérée comme la quintessence même de l’érotisme féminin au cinéma et du génie d’actrice absolu. Le directeur de la cinémathèque de Paris, se préparant à lui rendre hommage hurlera à la lune : « Il n’y a pas de Greta Garbo, il n’y a pas de Marlène Dietrich il n’y a que Louise Brooks ». Et tous les cinéphiles du monde de faire chorus en vouant aux gémonies le cinéma de l’âge d’or pour avoir ainsi maltraité de la sorte la plus grande actrice ayant jamais hanté la pellicule des chefs d’oeuvres.
Cette flambée d’admiration folle n’allait pas résister longtemps à l’épreuve la plus redoutable entre toutes pour les mythes de cinémathèques : La redécouverte de leurs films. Bientôt il n’allait rester de la mythique Louise Brooks qu’une poignée de photos subîmes et le souvenir d’une coiffure. Les cinéphiles allaient se découvrir une nouvelle orchidée noire incomprise en son temps à déifier : Gene Tierney.

Mary Louise Brooks vient au monde le 14 novembre 1906 dans une famille assez fortunée de Cherryvale dans le Kansas. Son père est à la fois un avocat renommé et un musicien refoulé.
Il se rêvait violoniste et a épousé une pianiste virtuose. Mais si c’est un mariage d’amour ce n’est pas un mariage simple. Son épouse lui ayant mis un marché entre les mains : « Je veux bien vous épouser mais pour gagner en liberté, ne comptez pas sur moi pour l’intendance ou pour élever vos braillards ! Ils se débrouilleront tout seuls et…vous aussi ! »
Le couple Brooks aura quatre « braillards », garçons et filles élevés dans le même esprit d’indépendance. Leur mère leur jouant volontiers de Bussy pour les consoler de leurs chagrins enfantins, ce qui les ravit mais représente à peu près toute la compassion dont elle est capable.
Louise se souviendra avoir appris à lire par-dessus l’épaule de sa mère et passé des heures à écouter son père jouer du violon enfermé dans son bureau avec tous ses livres. Livres qu’elle-même ne va pas tarder à dévorer. « La maison croulait sous les livres, je les ai tous lus ».
Peut-être que dans l’indifférence affichée de ses parents se trouve la première, la plus importante clé de lecture de la vie et du tempérament de Louise Brooks. Elle voudrait tant être, elle aussi, fascinante, ou au moins intéressante aux yeux de ses parents. Mais sa mère ne la trouve même pas jolie avec sa peau criblée de taches de rousseur et ses cheveux noirs et raides impossibles à coiffer décemment et dans lesquels en désespoir de cause elle fichera un bon coup de sécateur !

Louise Brooks a huit ans lorsqu’elle prend son courage a deux mains pour dire à sa mère qu’elle a été violée par un suborneur quadragénaire de leur entourage.
Haussant un sourcil distingué, madame Brooks lève les yeux de sa partition, regarde sa fille des pieds à la tête, se demandant de toute évidence quel homme peut manquer de goût au point de violer cette fille à l’insupportable tignasse et le plus sérieusement du monde lui demande ce qu’elle a bien pu faire pour exciter ce pauvre homme. L’histoire est épouvantable à souhait mais Louise Brooks deviendra une véritable menteuse congénitale et rien ne permet à qui que ce soit de dire avec certitude si cet événement tragique a bel et bien eu lieu.
Quoi qu’il en soit, l’affaire du viol lui fera beaucoup d’usage lorsqu’elle aura à s’exprimer sur ses échecs sentimentaux et ses dépendances de toutes sortes.
Une manière de se dédouaner et de se positionner parmi les victimes plutôt que parmi les fauteuses de troubles et semeuses de scandales en tout genre. Le viol était chose courante dans l’Amérique du début du siècle mais aucune actrice n’a porté le sien comme un étendard. Plus tard une certaine Marilyn Monroe reprendra le scénario à son usage personnel. S’inventant un viol dans une famille d’accueil, viol dont on sait aujourd’hui qu’il était pure affabulation.

Pour plaire à sa mère et comme il était d’usage dans son milieu bourgeois, Louise suivit très jeune des cours de danse classique. Rien que de très banal mais l’époque fait de quelques danseuses non seulement des stars planétaires mais des symboles de femmes libres, débarrassées de tous les carcans bourgeois. Loie Fuller, Mata Hari, Martha Graham et surtout Isadora Duncan.
Louise veut elle aussi être de ces femmes fabuleuses et sulfureuses, se créer un personnage fascinant. Elle entre au service de la danse comme d’autres entrent chez les carmélites.
A 16 ans elle obtient son premier engagement et part sillonner le pays avec une troupe de ballet moderne pour une très longue tournée. Lorsque la troupe rentre à New-York, elle s’est fait un nom…Et des ennemis. Louise évoquera la jalousie des autres danseuses et son tempérament indépendant réfractaire à toute discipline. Il est fort probable que quelques entorses au règlement interdisant toute activité sexuelle au corps de ballet et l’interdiction absolue de boissons fortes ait grandement pesé dans la balance du licenciement.
A 17 ans, Louise est donc renvoyée et se retrouve sur le carreau.
Sa mère lui ayant prédit son échec « avec une tête pareille ! », Louise refuse de rentrer et tente le tout pour le tout. Elle court les auditions prête à accepter n’importe quel cacheton pour rester à New-York et ne pas rentrer à Cherryvale.

Des rumeurs de prostitution liées à cette époque de déshérence auront la vie dure. Mais là encore, rien ne permet de les confirmer ou de les infirmer. Une chose est certaine, Louise se dégotte un emploi dans le chorus des « Georges White ’Scandals » Revues très célèbres à l’époque et qui connaîtront des adaptations cinématographiques où débutera, entre autres, Alice Faye. Les revues « Georges White ‘Scandals » sont réputées certes très modernes grâce aux partitions du jeune Gershwin mais aussi très affriolantes. La légende de Louise Brooks veut que sa mère épouvantée par la réputation sulfureuse de ces revues ait mit main basse sur sa fille et l’ait expédiée se calmer en Europe dont elle se faisait une idée très corsetée.
La chose paraît lourdement douteuse. La réputation des « petites femmes de Paris », « des Folies Bergères » n’est plus à faire dans les années 20 et personne ne songerait à gagner Londres ou Paris pour autre chose que pour s’y encanailler. Que miss Brooks y ait expédié sa fille pour en préserver la vertu est du plus haut comique.
D’ailleurs la belle exilée fêtera ses 18 ans en dansant le charleston et le shimmy sur les tables du « Grand Café » de Londres pour un public de richards en goguette décorant sa jarretière de grosses coupures.
Louise Brooks a un contrat avec le grand café : un contrat de danseuse exotique !

Survient ici le passage peut-être le plus nébuleux des aventures de notre héroïne. La principale concernée nous affirme être revenue à New-York à cause du lancinant mal du pays qui la taraudait et ce malgré son formidable succès londonien.
Or, non seulement New-York n’est pas son « pays natal » mais elle n’y a connu que des déboires et des déconvenues. S’il est exact que Londres la portait en triomphe, pourquoi serait-elle revenue battre le pavé des auditions à New-York ? Et puis si l’on se penche d’un peu plus près sur la chronologie des faits, il semble bien que la charmante ait eu à peine le temps de défaire ses valises sur les bords de la tamise avant de regagner ceux de l’Hudson river. Le contrat avec le Grand Café n’aura finalement pas duré plus longtemps que tous les autres contrats qui l’ont précédé.
Quoi qu’il en soit, Louise rentre bel et bien en Amérique et se voit gratifiée d’un engagement aux Ziegfeld Folies. Sa réputation de danseuse exotique l’ayant dit-elle précédée, elle n’avait eu qu’à claquer des doigts pour trouver un engagement.
Il est plus exact de dire qu’elle avait fait la rencontre du producteur Walter Wanger qui aura toujours une âme de pygmalion et n’aimera rien tant que de faire découvrir au public de somptueuses brunes au teint pâle. C’est lui qui fera débuter Hedy Lamarr au cinéma et fera de sa blonde épouse Joan Bennett une beauté aux cheveux de geais.

Il est donc probable que c’est Wanger qui ait introduite Louise Brooks chez Ziegfeld. Nous sommes en 1925 et il se passe beaucoup de choses.
Colleen Miller a fait de la coupe au carré son étendard. Louise qui la pratique depuis l’enfance restructure la sienne, adopte la lourde frange de Colleen et clamera le reste de sa vie durant avoir inventé cette coiffure. Ensuite encore, Greta Garbo est devenue la plus grande star du monde tout en étant une ennemie absolue du sourire hollywoodien. Greta tire la gueule, traîne son ennui et le public adore.
Louise décrète alors qu’elle non plus ne sourira jamais sauf contrainte et forcée. Elle ignore, dit-elle, absolument tout de cette Greta Garbo mais le ridicule des girls de chez Ziegfeld souriant de toutes leurs dents avec des tombereaux de plumes sur la tête lui a fait définitivement passer l’envie de sourire.

C’est en 1925 toujours qu’elle apparaît au cinéma pour la première fois, fort furtivement il est vrai dans un sombre drame dont Mary Brian est la vedette féminine. Louise n’aura tourné qu’un seul jour à New-York et si cette expérience ne lui donna pas l’amour du cinéma, le cinéma, soyons justes, le cinéma ne se précipita pas non plus pour dérouler des tapis d’or sous ses petits petons jolis.
Il faudra attendre l’année suivante pour qu’elle signe un contrat avec le « Famous players Lasky Corporation ». Un contrat qui ne lui apporte pas la gloire et qui ne fait pas d’elle une star. Et que ledit contrat soit racheté par Paramount n’y changera rien.
Au passage elle épouse le réalisateur anglais Edward Sutherland mais le mariage ne sied pas à son image d’affranchie sublime et révoltée qu’elle tient à imposer. Deux ans plus tard, elle reprend sa liberté en déclarant « Être une femme mariée est le statut le plus ridicule que je connaisse ! ». Il faudra attendre qu’Howard Hawks la dirige dans « Une fille dans chaque port » où elle tient trois rôles différents pour que le public s’entiche d’elle…En Europe.
Son air affranchi, ses manières presque brusques, son jeu absolument dépourvu de tous les sortilèges hollywoodiens propre aux grandes divas étonne, surprend, séduit.

Chez Paramount la surprise est grande ! A l’heure où l’Europe sanctifie Louise Brooks, le studio songeait à s’en débarrasser alors qu’enfin elle remplit les caisses. Ce n’est pas la première fois qu’une actrice fait crouler un studio sous les devises étrangères et ne vaut pas un clou aux yeux du public américain. Une certaine Greta Garbo, encore elle, en est le plus célèbre exemple.
Ce n’est pas non plus la première fois qu’un studio se sent encombré par une actrice que l’on garde parce qu’elle fait tourner la machine à billets à plein régime mais que l’on rêve de dégager avec un coup de pied aux fesses.
Cette fois l’exemple vient de chez Century Fox où Clara Bow désespère le studio et remplit les caisses. Plus tard, c’est Marilyn Monroe qui reprendra le flambeau de money maker détestée de tous chez Century Fox.
Chez Paramount, Louise Brooks n’est pas en état de grâce.
C’est que voyez-vous, la demoiselle a ses têtes. Elle s’entiche follement de certains, de préférence lorsqu’ils peuvent beaucoup pour elle, mène une vie d’enfer à d’autres, rejette des scénarii en accepte d’autres pour des raisons qui restent parfois nébuleuses.
Elle est celle par qui le scandale arrive chez Paramount.
Ses photos nues prises au temps de Ziegfeld refont surface avant celles de Norma Shearer et Barbara Stanwyck et plutôt que de s’en épouvanter, elle en refait d’autres ! Au passage elle déclare : « Hollywood ? Une usine à fric qui me sort par les yeux ! »
Et puis il y a ses dépendances.

Il n’est pas rare de la voir débouler au studio, ivre dans sa robe du soir de la veille. Elle s’est liée d’amitié avec le magnat de la presse Randolph Hearst qui lui sert de protecteur officieux en se répandant en louanges dithyrambiques à son propos dans tous ses journaux. Elle sait que Hearst est non seulement richissime mais qu’il a fait de Marion Davies une immense star alors que le public n’en voulait à aucun prix et qu’elle était loin d’être une actrice transcendantale.
C’est le genre de relations que Louise entretient. Producteurs avisés, milliardaires, auteurs, critiques, directeurs de studios, metteurs en scène, l’essentiel n’est pas le plaisir de la compagnie mais le profit à en tirer.
Plus tard elle déclarera « Être la maîtresse de milliardaires est très avilissant ça vous descend plus bas que terre, c’est pire que de monnayer la passe avec un inconnu levé sur le trottoir car lui, ne vous exhibe pas comme un trophée humain dans les endroits sélects fanfaronnant devant toutes ses connaissances « cet objet sexuel est à moi, je l’ai payé »
C’est très loin d’être exceptionnel à Hollywood à la limite c’est le contraire qui aurait de quoi surprendre.
Mais cette collection de « relations influentes » carde fort mal avec l’image de jeune femme insoumise et libre de son corps.
Et puis il y a cette mode nouvelle que sont les plaisirs saphiques. On en soupçonne un peu tout le monde. Garbo, Dietrich en tête. Alors Louise s’entoure de lesbiennes notoires, histoire que l’on s’interroge, aussi, à son propos. Elle s’entoure de personnalités sulfureuses du genre comme l’inévitable Mercedes d’Acosta qui scandalise et que l’on jalouse pour avoir des relations à la fois avec Dietrich et Garbo.

Mais si Louise se frotte volontiers, le geste lascif et l’air énamouré auprès de ces dames, c’est lorsqu’il y a un photographe et de préférence flanqué d’un échotier. Ces dames sont unanimes, les choses n’allèrent jamais plus loin.
Louise saura même se montrer hautaine et méprisante et aura parfois des mots très durs envers elles.
Alors Paramount attend…D’un côté il y a peut-être une superstar à venir. De l’autre il y a cette actrice difficilement gérable à la réputation douteuse qui embarrasse le studio. Alors que faire ? Miser sur elle ou la virer ?
C’est Louise elle-même qui va trancher la question. Elle a tourné « The Canary Murder Case ». Elle y était le canari en question mais la star du film était Jean Arthur. Le film est au montage lorsque le tsunami provoqué par « Le Chanteur de Jazz » déferle sur Hollywood. On sonorise dare-dare les derniers muets tournés. Garbo refuse.
Alors Louise aussi.

Paramount à de quoi la contraindre mais John Gilbert se couvre de ridicule dans l’exercice et voit sa carrière brisée dans l’heure. Son film sonorisé s’effondra avec lui entraînant pour son studio, la MGM en l’occurrence une perte sèche sur le film et la perte définitive d’une de ses plus grandes stars. On a assez dit que l’acteur avait une voix de fausset haut perchée mais c’est faux. En réalité on s’est contenté de lui faire lire les cartons des intertitres ce qui était d’un ridicule absolu et fit se tordre de rire des salles entières.
Alors qui sait si Louise Brooks n’a pas raison ? Qui sait si le public ne va pas se détourner du partant, d’autant que les premiers « talkies » ne sont pas fameux. Les acteurs restent figés comme des piquets devant le micro sur pied vaguement dissimulé.
Louise sentant le piège se refermer s’embarque pour l’Europe sans même en avertir le studio. Direction l’Allemagne où Pabst la réclame à corps et à cri pour « Lulu ». Louise accepte avec la garantie que le film sera muet et le restera.
S’en suit un bras de fer homérique.
La Paramount exige le retour de Louise. Elle fait la sourde oreille puis, faute d’arguments juridiques pour ne pas dire judiciaires elle s’embarque pour l’Amérique où sa présence est exigée, constat d’huissier faisant foi. L’huissier ayant dûment constaté ladite présence, elle tourne les talons et repart dans l’autre sens. Toujours sans sonoriser son film !

Encore aujourd’hui il est impossible de démêler chronologiquement cette période entre les exigences américaines et le tournage de Pabst. Je devrais dire les tournages de Pabst car Louise tourne trois films pour lui. Elle tourne trois films pour Pabst et le premier film a deux titres « Loulou » devenant souvent Pandora.
Mais une chose est sûre ou tout du moins semble sûre car avec Louise, rien ne l’est jamais.
Louise Brooks se plaît en Europe.
Lorsqu’elle aura virtuellement disparu de la circulation puis aura été redécouverte, il y aura une véritable « chasse » pour retrouver Louise alors aux abonnés absents depuis des décades. Et personne ne songera à la chercher en Amérique puisque telle Ava Garder depuis, elle avait chanté les louanges européennes et craché sur la nation américaine.

« Loulou » restera à tout jamais le film phare de la brève carrière de Louise Brooks, la perle de sa couronne. Pabst qui rêvait de la faire tourner et qui a écrit le scénario pour le moins tarabiscoté ne s’est pas fait faute d’utiliser ce qu’il savait ou croyait savoir d’elle à distance.
Il fait de Loulou une vague danseuse, vaguement meneuse de revue sans conscience professionnelle et maîtresse d’un magnat de la presse. Il fait d’elle une jeune femme amorale et excessive, manipulatrice et un peu lesbienne. C’est d’ailleurs dans ce film que sera montré pour la première fois un couple de lesbiennes à l’écran. Loulou a en effet une « petite amie » qu’elle n’hésite pas à envoyer dans le lit d’un homme à qui elle doit de l’argent pour régler le problème ce qui n’est rien d’autre que du proxénétisme.
Il fallait au personnage une fin aussi sordide que son existence et Pabst après l’avoir prostituée dans des bouges infâmes la fait trucider non sans un certain émoi érotique et ultime par Jack l’éventreur en personne. Elle finissait déjà de la même manière dans « The Canari murder case ».

Il y a une identification évidente entre Louise Brooks et le rôle de Loulou. Les deux se confondent comme on confondra Anita Ekberg avec son rôle de « La Dolce Vita » ou Brigitte Bardot avec celui de « Et Dieu créa la femme ».
Louise elle-même entretiendra la chose et lorsqu’elle avouera avec une certaine crânerie s’être, un temps, prostituée après sa carrière d’actrice, il n’est pas impossible qu’elle ait de la sorte, que ce soit en le faisant ou simplement en le disant, prolongé la légende de Loulou en acceptant le même destin.
Il est difficile d’analyser le véritable impact de la sortie du film en 1929.
D’abord les films muets n’ont plus du tout la cote alors que le parlant déferle dans les oreilles. On veut entendre et non voir. Ensuite encore le film a été incroyablement édulcoré et trituré par la censure à sa sortie. La première scène à tomber sous les ciseaux est bien entendu la scène des amours saphiques qui sera réintégrée dans une nouvelle copie conforme au film d’origine en…1980 !
Alors oui, si « Loulou » est un scandale, en était-ce un en 1929 ?

En 1929 l’amoureuse de Loulou devient juste une bonne copine, les personnages perdent tous leur côté sulfureux, le scénario devient d’autant plus incompréhensible et il n’y a rigoureusement plus de quoi fouetter un chat.
Il est par exemple incompréhensible qu’un tribunal accuse Loulou d’avoir ouvert la boîte de Pandore avec sa conduite outrageante alors que cette version la présente presque comme une victime !
En 1929, Loulou c’est plus un gâchis qu’un chef d’œuvre.
Quant à Louise, débarrassée de ses chiourmes hollywoodiennes, ses excès commencent à se voir à l’écran. Ça comble Pabst qui voit dans ce physique qui s’abîme la déchéance de son personnage. Mais ces épaules trop rondes, ce menton empâté, cette chair qui déborde des décolletés, ces hanches lourdes, ces fesses rebondies font trembler tout le studio Paramount sur ses fondations.
Comment une actrice peut-elle se montrer dans un tel état aux écrans ?

Lorsqu’on la redécouvrira dans le film enfin restauré et conforme à la volonté de Pabst on s’émerveillera de cette « performance ». Celle d’une beauté sublime qui se montre ici épaissie et clairement nue sous une robe de satin un peu trop serrée. On s’émerveille d’une telle vulgarité dans l’ivresse.
Et de fait, elle est terriblement moderne si on la compare au jeu et aux artifices de ses contemporaines américaines.
Rien que l’idée de comparer Louise à Mae Murray, Pola Negri ou Norma Thalmadge me met en joie.
Mais c’est que voyez-vous, c’est aux bonnes tables européennes que Louise grossissait, c’est que voyez vous elle n’a jamais joué l’ivresse, elle était ivre tout le temps et jouait parfois la sobriété. Si Louise Brooks fut conquise un jour par l’Europe c’est surtout par les folles nuits berlinoises de la fin des années 20.
Mais au fond qu’importe. Qu’importe la dérive de la femme si l’art y gagne. Il est question ici d’une actrice, de son talent, de son histoire, de sa carrière, pas de sa vertu et de sa résistance aux tentations et aux alcools de qualité.

Sourde aux appels hollywoodiens, Louise reste en Allemagne et tourne donc trois films pour Pabst. Si le premier laissa le public de glace, le second « Tagebuch einer Verlorenen » valut à Louise des critiques aussi élogieuses qu’elles ne furent glaciales pour Pabst.
Le troisième, « Prix de Beauté » sera tourné en France et parlé en français. Si Pabst le produit, (et que René Clair s’attela au scénario) il laisse la mise en scène à Augusto Genina.
Louise n’étant évidemment pas crédible en petit trottin parisien, elle fut bien entendu doublée pour son premier film parlant.
Ceci faisant d’elle avec Greta Garbo, une des ultimes actrices dont le public ignorait tout de la voix. La sensation sera pourtant au rendez-vous pour le public français puisque « Prix de Beauté » est un des tout premiers films parlants en France. Probablement le troisième. Et qu’une star Hollywoodienne en soit l’interprète ne manquait pas du piquant propre à attirer les foules dans les salles obscures.
En réalité, le film a été entièrement tourné en muet et post synchronisé aux studios de Joinville le Pont. Au moment de la post synchronisation, Louise est déjà rentrée en Amérique. Parfois elle parlera de son retour comme du lancinant appel des terres natales d’autres fois comme d’une condamnation.

Pabst ne s’est jamais épanché à propos de sa collaboration avec Louise Brooks. Il semble évident que lorsqu’elle a quitté Paris après le tournage de « Prix de Beauté », ces deux-là étaient amants depuis le début du tournage de leur premier film. Une habitude qu’avait prise Louise. Elle s’est embarquée, semble-il persuadée, qu’elle était la muse de Pabst et qu’il ne tarderait pas à la rappeler. Elle n’aura plus jamais de ses nouvelles et lorsqu’il accordera une interview crépusculaire, évoquant ses actrices préférées il se répandra en éloges à propos d’Elvire Popesco et d’Edwige Feuillère.
Louise ne sera pas citée.
Mais cet oubli de Pabst dont elle ignore encore tout en posant le pied sur le sol américain n’est pas sa seule déconvenue.
De 1929 à 1930, un bouleversement culturel s’est produit. Depuis la naissance du cinéma, la vamp, la femme fatale, la fille perdue, la traitresse, la vénale était une brune aux yeux charbonnés. Theda Bara, Pola Negri, Gloria Swanson, Nita Naldi et bien sûr Louise était des créatures sorties de l’enfer avec leurs milles sortilèges pour perdre le mâle entre ses griffes, ses filets et son venin. La diaphane créature toute en blondeur telle la délicate Lilian Gish ne pouvaient que pleurnicher dans un coin de l’écran en attendant que ça se passe et que ledit mâle comprenne enfin où était son intérêt.
Mais en 1930, retournement de situation absolu : C’est la blonde platinée qui mène à sa perte le pauvre mâle énamouré. La brune se voit reléguée dans les rôles de gentilles filles au mieux petites dactylos allumeuses qui en resteront pour leurs frais.

En un mot comme en cent, Louise rentre en Amérique et son personnage est passé de mode, physiquement et socialement. Sa célèbre coupe au carré est en 1930 le comble de la ringardise dans un monde qui ne jure plus que par la bouclette serrée et la coiffure crantée d’une Mae West, d’une Dietrich ou d’une Ginger Rogers.
La Paramount qui se roulait par terre en exigeant son retour n’en a strictement plus rien à fiche et faute de mieux va lui infliger le triste sort réservé aux actrices désobéissantes et trop peu respectueuses de la « grande chance » que leur a donnée leur studio. Si elle n’aura pas droit comme Frances Farmer et Anna Sten à la comédie tarte à la crème, Hollywood va serrer tous les freins d’une carrière qui, soyons justes, n’a jamais décollé.
Louise va rester huit ans à Hollywood, piétinant aux portes des studios, dégringolant des seconds rôles en périodes d’inactivité puis de petits rôles non crédités elle finira par voir ses dernières prestations filmées finir sur le plancher de la salle de montage.

Humiliation ultime, en 1937, elle refait parler d’elle. Le réalisateur Robert Florey offre dans son prochain film des rôles à des « actrices en difficulté » histoire de les sortir de la mouise et que l’on reparle un peu d’elles. Marie Prévost et Louise Brooks sont les deux élues de la dernière chance. Les scènes de Louise sont supprimées du montage final.
En 1938, John Wayne lui offre un baroud d’honneur, de quoi ne pas quitter Hollywood trop humiliée et l’exige comme partenaire dans « Overland Stage Raiders ». Ce n’est pas la dernière fois que Wayne viendra en aide à des acteurs en difficulté dont plus aucun studio ne voulait entendre parler. Le film est d’ailleurs produit par « Republic » un studio fort modeste spécialisé dans le western à la chaîne qui n’a pas de quoi faire la fine bouche ni aucune raison de refuser un petit plaisir à John Wayne qui tient déjà le studio sur ses rudes épaules.
Le film est loin d’être miraculeux, Louise le tourna sans conviction mais le cinéma l’avait-il jamais convaincue ?
Louise réintègre sa ville natale, s’installe chez son père. Elle ouvre une école de danse qui ne marchera jamais et court droit à la faillite. L’actrice retraitée commenta « La moitié des gens jalousaient ma réussite, l’autre moitié ne me pardonnait pas mon échec »
Plus prosaïquement, Louise Brooks n’a jamais eu la renommée ni même la réputation ou l’image d’une danseuse. Apprendre la danse avec Louise Brooks dut sembler aussi incongru que d’apprendre la dentisterie avec Mae West.

Alors Louise glisse la clé sous le paillasson et repart pour sa « chère New-York ». Sa chère New-York qui ne lui a jamais apporté que des déconvenues et ce nouveau retour ne dérogera pas à la règle.
Louise n’a pas 40 ans mais elle n’est plus rien ni personne. A Broadway on a une très sérieuse tendance à snober les acteurs de cinéma. Alors une actrice dont le cinéma n’a pas voulu?
Que diable en ferait-on ?
Considérée comme une actrice ratée doublée d’une has been d’un autre temps, Louise elle-même se considère comme telle. Elle avait toujours bu plus que de raison, elle allait maintenant découvrir l’effet apaisant des drogues.
Louise Brooks va effacer ses propres traces, couper les ponts avec toutes ses anciennes relations. Certains échotiers se penchant sur le sort des anciennes gloires du muet brisées par l’aventure se régalèrent des errances de Mae Murray. De Clara Bow dont le délabrement mental plaisait à leurs lecteurs. Des océans d’alcool qui avaient englouti Marie Prévost, Margaret Shelby ou Jeanne Eagels. Ah les fins tragiques de Renée Adorée, Marceline Day, Mabel Normand ou Olive Prouty. On est presque désolés si Gloria Swanson, Pola Negri ou Norma Thalmadge ne sont pas tombées dans la clochardisation.
Quant à Louise Brooks…On ne sait rien. Sans doute est-elle morte et bon débarras.

Si Louise n’est pas morte, elle le laisse volontiers imaginer et se gardant bien de porter sa célèbre frange, les cheveux tirés en arrière, elle passera ses journées à lire et à se cultiver l’esprit et les nuits à se vendre.
Chose dont elle se vantera volontiers plus tard, reliant son propre destin à celui de ses héroïnes les plus sombres et les plus pathétiques.
Au milieu des années 50, Louise va ressurgir en rédigeant des critiques de films pour la presse. Elle déclarera alors : « Hollywood a tellement martelé que j’étais une actrice nullissime que j’ai fini par le croire dur comme fer. Aujourd’hui j’ai assez de force de caractère pour les revoir et me faire ma propre opinion ! »
Il faut ensuite attendre les années 80 et la redécouverte de ses photos sublimes grâce essentiellement à la collection John Kobal pour que l’on redécouvre Louise Brooks.

On va alors bricoler une légende sur mesure à la star évaporée. On va faire d’elle une égérie féministe éprise de liberté doublée d’une actrice très avant-gardiste incomprise en son temps. Tout cela est fort loin de la vérité. Elle ne fut ni l’une ni l’autre mais cette légende lui va magnifiquement au teint et c’est très bien ainsi.
Louise Brooks décède emportée par une crise cardiaque dans sa solitude que l’on espère apaisée et dans sa compagnie préférée : la sienne et celle de ses chats.
C’était le 8 août 1985. Elle aurait fêté ses 79 ans trois mois plus tard.
Celine Colassin

QUE VOIR ?
1925 : The Street of Forgotten Men : Première apparition certes fugace de Louise Brooks au cinéma dans un film de Mary Brian
1926 : A Social Celebrity : L’affiche montrait Louise se faisant tailler les cheveux par Adolphe Menjou, figaro pour l’occasion. Ce film aujourd’hui perdu avait d’abord eu Greta Nissen en tête d’affiche et Louise distribuée dans un second rôle. Greta quittant le film au beau milieu du tournage, Louise gagna la tête d’affiche.
1927 : Now We're in the Air : Louise vedette féminine d’une comédie avec Wallace Beery.
1929 : The Canary Murder Case : Louise, le canari en question se fait rapidement tordre le cou pour laisser la place aux deux vedettes du film : William Powell et Jean Arthur
1929 : Die Büchse der Pandora (Loulou) Prostituée froide et sans âme, Lulu vit écœurée d’elle-même et vit de manière presque orgasmique son meurtre par un maniaque sexuel qui la débarrasse de sa vie répugnante. Telle son personnage, Louise Brooks travers le film, un peu grasse, un peu distante, comme si le tourner ne la concernait pas. Ce sera un échec cuisant mais plus tard l’actrice s’en souviendra comme d’un chef d’œuvre.
1930 : Tagebuch einer Verlorenen (Trois pages d’un journal) Le plus méconnu des trois films que Louise Brooks tourne pour Pabst avec pour partenaire le célèbre acteur français André Roanne. Le roman dont Pabst s’est inspiré était un best-seller colossal et vendu comme le véritable journal intime d’une jeune fille de haute tenue poussée à la prostitution. Le succès ayant incité les journalistes du monde entier à rechercher cette belle âme déchue, il apparut qu’il s’agissait d’une fiction de A à Z. On s’étonna de trouver Pabst à la réalisation d’une troisième version filmée de cette histoire mais le résultat final n’avait plus rien de commun avec l’œuvre écrite. Les critiques furent assez acerbes pour Pabst « Il trouve encore une excuse pour nous montrer des putains à l’âme pure » et plus louangeuses pour Louise qui « retrouvait des grâces d’écolière ».
1930 : Prix de Beauté (Miss Europe) Après l’Allemagne, Louise découvre les studios français. Si Pabst produit le film et que René Clair commet le scénario, c’est Augusto Genina qui met le film en scène. Entièrement tourné en muet, le film sera post synchronisé et sortira sur les écrans comme un film « 100% parlant et chantant ».
1931 : God's Gift to Women : Dirigée par Michael Curtiz, Louise ne trône plus en tête d’affiche et s’efface devant Joan Blondell et Laura Laplante.
1938 : Overland Stage Raiders : L’ultime film de Louise, un western contemporain avec John Wayne. Un premier rôle. De quoi se retirer avec les honneurs.
LES FILMS QUE VOUS NE VERREZ PAS
(Avec Louise Brooks)
King of Gamblers : En 1937, le réalisateur Robert Florey offre de petits rôles à des stars d’autrefois aujourd’hui en difficulté. Il engage Louise Brooks et Evelyn Brent. La presse est ameutée pour leur première journée de tournage et les photos de plateau montrent une Louise Brooks très belle quoique sous une légère voilette. Le film terminé, Louise n’y apparaît pas. Seule Evelyn Brent a survécu au montage final.