Si je n’avais pas réfléchi à deux fois, je serais tombée dans ce travers que je reproche sans honte ni vergogne à la plupart de mes contemporains. J’aurais jugé le cinéma d’autrefois et le travail de ses artistes avec un œil actuel. Comme cet olibrius qui m’a dit sans rire que les films noir et blanc de Jean Gabin étaient ratés car on voyait bien que c’étaient les pompiers qui faisaient tomber la pluie.
Oui, j’aurais pu commencer cet article en disant de Madeleine Guitty qu’elle était la pire actrice à qui je consacrais des lignes.
Mais qu’en sais-je ? Qu’en sais-je et que sais-je ?
Madeleine Guitty est née le 5 juillet 1870 !
Elle aurait plus de 150 ans ! Que sais-je de ce que le public de son temps allait attendre d’elle ? Que sais-je même ce qui fit sa gloire et sa popularité. Plus personne sur cette terre n’a vu Madeleine en scène ou dans les revues de son temps !
5 juillet 1870 ! Victor Hugo vient de trépasser et dans une poignée de jours la France va entrer en guerre avec la Prusse et se prendre une déculottée.
Madeleine vient au monde en précédent de peu la troisième république !
Est-ce bien à moi de poser un jugement sur son travail d’actrice alors que je viens de voir Chiara Mastroianni ou Charlotte Gainsbourg dans leurs œuvres ? Qu’en pensera-on dans un siècle et demi ? Franchement ? Rien, j’espère.
Il vaut mieux me semble-il apprécier à sa juste valeur le cinéma dans son ensemble, son vécu et son histoire qui nous permet aujourd’hui de voir, entendre et connaître des personnes qui ont arpenté cette terre avant qu’on n’y fiche une Tour Eiffel.
Oui, sur l’écran s’agite pour nous faire rire ou nous émouvoir une personne qui dort sous la pierre depuis près d'un siècle.
Que ce spectre réussisse ou échoue dans son entreprise n’est au fond qu’un détail insignifiant.
Madeleine Guitty vient donc au monde le 5 juillet 1870 sous le patronyme complet de Marguerite Madeleine Guichard dans sa bonne ville de Corbeil dans l’Essonne. A peine 30 kilomètres de Paris…Une journée de voyage, quoi.
Un voyage qu’elle ne tardera pas à faire. C’est qu’on ne rigole pas chez les Guichard. Ce sont des notables de province, son père est avoué au tribunal de première instance et n’ayons pas peur des mots, la fille Guichard fait tache au tableau. Petite fille aux yeux comme des billes et à l’embonpoint galopant ce n’est pas elle qui risque de décrocher un « beau parti ». Ce qui au fond l’arrangerait plutôt. Elle n’aurait que faire d’un beau parti. La demoiselle, tant pis pour la bienséance essenoise, ne brigue pas de beau parti, elle préfèrerait en être un ! Car oui, disons-le, Madeleine n’aime pas les messieurs et il ne lui déplairait pas d’en être un pour séduire jeunes demoiselles, midinettes et jolis trottins.
C’est donc très jeune et affligée, déjà, d’un physique de pomme de terre que Madeleine s’embarque pour Paris où elle pourra enfin se complaire dans des habits d’homme et cigare au bec.
La chance est avec elle. La belle époque est bien moins corsetée qu’on ne l’imagine. On se grise d’interdits. Des soirées de spiritisme aux bastringues hantés par les apaches, on s’oublie, on se dévergonde. On boit, on fume, on guinche, on conduit à tout berzingue. L’opium, les plaisirs entre personnes du même sexe sont carrément à la mode. La femme qui s’habille en homme c’est du dernier chic et celle qui glisse indifféremment dans son lit les hommes comme les femmes, voilà qui est formidable.
Madeleine tombe bien ! Colette, Musidora, Polaire, Marguerite Moreno vont bientôt faire de la belle époque l’étendard des libertés féminines. Et Madeleine Guitty en pantalon et le cheveu coupé court compte bien en être.
Elle a bien entendu fait du théâtre, de la revue, du cabaret et elle réussit à se créer un personnage qui va faire courir les foules et asseoir sa gloire à jamais.
Quitte à jouer des créatures du double de son âge, elle excelle dans les personnages de femme du peuple, cuisinière, concierge ou domestique confrontée aux nouveautés de son temps où sa bêtise absolue et son éducation absente lui font rouler des yeux en boules de loto sans qu’elle ne pige rien à rien.
Ah, il faut la voir terrifiée devant une machine à écrire, chose qu'elle découvre pour la première fois, osant à peine la toucher de peur de se faire mordre. Il faut la voir en concierge abrutie confier ses impressions sur ses locataires en jupes trop courtes et bouches trop rouges à son perroquet dont elle attend une fulgurance intellectuelle supérieure à la sienne ce qui n'est pas bien difficile à tout volatile non empaillé. Elle se tiendra à ce personnage tout au long de sa carrière. Les noms qu’on lui donnera au cinéma disent assez dans quelle condition sociale naviguent ses personnages : Madame Gras, Madame Foin, Madame Pichu, madame Morlot, madame Clapet, Madame Charignoule, madame Pingret, madame Ridon, madame Galupin, Bobonne, la mère Lapoule, la goualeuse, la boule.
Ce genre de personnage a quitté depuis belle lurette tant le paysage artistique que social. Aujourd’hui madame Gras n’ouvre plus la porte, on a un code pour ça. A l’époque ces mêmes personnages sont le cœur même de la vie sociale parisienne et Madeleine excelle à les rendre à la fois plus vrais et plus bêtes que nature. Loin de traîner un tour de chant dans un cabaret des fortifications, c’est Colette qui fait appel à elle pour « Claudine à l’école », c’est Pierre Brasseur qui la veut pour « Grisou ».
Elle tâte du cinéma dès 1909 et qu’il soit muet ne la contrarie pas le moins du monde. Elle excelle dans le mime et la pantomime. Sa popularité qui peut nous sembler si étrange aujourd’hui est pourtant réelle. Les plus grands la sollicitent et nombreux seront ceux qui comme Fernandel feront confiance à son talent et son sens du comique.
Lorsque les studios Paramount créeront leur antenne française, Madeleine Guitty sera une des premières sollicitées et se verra offrir un plantureux et très avantageux contrat comme Meg Lemonnier, Elvire Popesco, Maurice Chevalier, Colette Darfeuil et tant d’autres. Ce qui lui permettra quand même de donner la réplique à…Gloria Swanson !
Sa carrière est florissante, ses affaires vont bon train, sa popularité ne se dément pas lorsque tout va s’arrêter tragiquement.
Madeleine n’a que 65 ans, on l’imagine bien plus âgée puisqu’elle joue les vieux tromblons depuis 30 ans. Si on avait dit à son public qu’elle fêtait ses 100 ans, on aurait trouvé ça tout naturel.
Mais en cette année 1936, Madeleine doit subir une petite intervention chirurgicale dans une clinique parisienne.
Qu’a-il bien pu se passer ? On ne le saura jamais vraiment. L’actrice développe une septicémie qui l’emporte en quelques heures. C’était le 12 avril 1936.
Inhumée dans le vieux cimetière de Pantin qui convenait mieux à ses personnages que le père Lachaise, elle est pleurée par tout le cinéma français, le nouveau jeune premier à la mode en tête. Un certain Jean Gabin.
Celine Colassin.
QUE VOIR ?
1910 : L’enfance d’Oliver Twist : Avec Louis Baron fils
1911 : Le pot de confitures : Avec Bach et Susan Goldstein
1912 : Bébé n’aime pas sa concierge : Avec René Dary
1913 : Don Quichotte : Avec Claude Garry et Pâquerette
1913 : Léonce et Poupette : Avec Suzanne le Bret et Léonce Perret
1913 : Les millions de la bonne : Avec Delphine Renot
1913 : La momie : Avec Marguerite Lavigne
1914 : Le Nid : Avec Marcel André
1914 : Les somnambules : Avec Suzanne le Bret
1920 : Les Etrennes à travers les âges : Avec Colette Darfeuil et Dolly Davis
1922 : Les mystères de Paris : Avec Huguette Duflos
1923 : La souriante madame Beudet : Avec Germaine Dermoz
1923 : Geneviève : Avec Dolly Davis
1925 : Madame sans gêne : Avec Gloria Swanson
1926 : Paris en cinq jours : Avec Dolly Davis
1926 : La tournée Farigoule : Avec Pauline Carton
1926 : 600.000 francs par mois : Avec Charles Vanel
1926 : Croquette : Avec Betty Balfour
1928 : Les deux timides : Avec Françoise Rosay et Véra Flory
1930 : Paramount en parade : Avec Maurice Chevalier
1930 : L’ingénu libertin : Avec Henriette Delannoy
1930 : Marius à Paris : Avec Colette Darfeuil et Georges Colin
1930 : Jour de noces : court métrage avec Monique Rolland et Nina del Astar
1931 : La bande à Bouboule : Avec Mona Goya et Georges Milton
1931 : Le collier : Avec Marcel Dalio et Julien Carette
1931 : Y’en a pas deux comme Angélique : Avec Colette Darfeuil
1931 : Le lit conjugal : Avec Colette Darfeuil
1931 : Attaque nocturne : Avec Fernandel
1931 : La Chance : Avec Marie Bell, Françoise Rosay et Jeanne Fusier-Gir
1931 : Quand te tues-tu ? Avec Noël-Noël
1931 : La dernière berceuse : Avec Dolly Davis et Jean Angelo
1931 : La meilleure bobonne : Avec Fernandel
1932 : Le cordon bleu : Avec Jeanne Helbing, Edwige Feuillère et Marguerite Moreno
1932 : Un chien qui rapporte : Avec Arletty
1932 : Cœur de Lilas : Avec Jean Gabin et Marcelle Romée
1933 : La Poule : Avec Arlette Marchal et Marguerite Moreno
1933 : Ciboulette : Avec Viviane Romance et Ginette Leclerc
1934 : La porteuse de pain : Avec Germaine Dermoz et Fernandel
1934 : Amok : Avec Marcelle Chantal
1934 : Le petit Jacques : Avec Line Noro et Annie Ducaux
1934 : Zouzou : Avec Jean Gabin et Illa Meery (Madeleine n’a aucune scène avec Joséphine Baker)
1934 : Si j’étais le parton : Avec Mireille Balin et Fernand Gravey
1934 : Sidonie Panache : Avec Florelle
1934 : Adémaï aviateur : Avec Noël-Noël et Fernandel
1934 : Sans famille : Avec Robert Lynel et Dorville
1935 : La caserne en folie : Avec Colette Darfeuil, Alice Tissot et Paulette Dubost
1935 : Ferdinand le noceur : Avec Fernandel, Jane Marken et Paulette Dubost
1935 : Un soir de bombe avec Alice Field et Pierre Larquey
1935 : Barcarolle : Avec Edwige Feuillère et Pierre Richard Wilm
1935 : Les époux célibataires : Avec Mona Goya
1935 : La fille de madame Angot : Avec Moniquella et André Baugé
1935 : La drame de Lourdes : Avec Colette Darfeuil
1935: Un oiseau rare: Avec Pierre Brasseur et Monique Rolland
1936 : Haut comme trois pommes : Avec Jean Tissier et Roland Toutain
1936 : Le vagabond bien aimé : Avec Betty Stockfield et Maurice Chevalier
1936 : Les deux gamines : Avec Micheline Daix et Alice Tissot
1936 : Ma tante Eulalie : Court métrage avec Gaby Basset